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La tarte aux petits riens (les débuts de l’Isle sur la Sorgue)

Dès 1967, Jean-Pierre Roux, alors maire de l’Isle, et un ami, M. Albert Gassier, antiquaire, inauguraient le dimanche un marché à la brocante. L’idée parut bizarre et fut accueillie par bien des ricanements. Qui allait s’intéresser à toutes ces vieilleries ? On s’esclaffait devant le tian ébréché : on avait le même dans le poulailler, on y tenait l’eau pour les poules. La vieille table un peu « chironnée », vermoulue, on l’avait mise dans la chambre des Espagnols et remplacée par une merveille en noyer massif de chez Florent. Depuis longtemps, les couvertures piquées étaient dans le grenier, de vrais nids à poussière !

Les brocanteurs, des « marque-mal », sillonnaient la campagne et chargeaient ici quelques vieilles chaises en paille, là un radassier défoncé, un chaudron, une auge en pierre ou le lit de l’arrière-grand-mère. On ne savait pas très bien dans quelle catégorie les ranger. Étaient-ils gitans, rempailleurs, étameurs ? Un peu caraques, c’est certain !

Après leur départ, on vérifiait si le poulailler était bien fermé, on comptait les cardes dans le jardin. Ils ne devaient tout de même pas gaspiller de l’essence pour rien…

Malgré tout, le dimanche, on irait un peu voir ce marché sous les platanes des bords de la Sorgue. On observait, l’œil en coin, aussi attentifs que nous l’étions enfants quand nous avions ostensiblement posé une boîte de sucre emplie de crottin de cheval. Qu’un badaud s’approchât d’un de ces attrape-couillons les rires discrètement fusaient. Qu’il achetât, les commentaires allaient bon train.

– Ils sont pas fiers, c’est un truc à s’infecter !

– On est riche, des saletés comme ça, on en a plein le grenier.

– C’est juste bon pour un feu de joie…

Puis, discrètement, on allait voir dans le grenier, on parlerait à un de ces rigolos, c’était pas pour l’argent, mais si on pouvait en tirer quelque chose…

L’Isle, entouré de centaines de boutiques d’antiquaires et de brocanteurs, est méconnaissable. Deux mondes se côtoient sans jamais se mêler. La Sorgue est presque une frontière entre les deux univers. Ceux qui l’ont traversé pour s’installer restent en bordure de quai.

Beaucoup avaient commencé à même le trottoir, une planche posée sur deux tréteaux. Le succès devenait indéniable, les chalands, toujours plus nombreux, en redemandaient encore et encore. Ils s’installèrent alors, ouvrirent des boutiques dans des rez-de-chaussée de maisons bourgeoises, dans des anciens garages.

Ces boutiques si bien décorées, les gens de l’Isle n’y pénètrent pas. Pousser la porte, saluer, ce n’est pas difficile. Mais que dire ensuite à ces vendeurs un peu fiérots dont le regard stoppe net votre désir de communication ? Vous soulevez délicatement une assiette, c’est toujours au dos, là où on mangeait la confiture, qu’est collée une petite étiquette avec le prix. Heureux, vous pensez que vous vous en tirez bien, un service à ce prix-là, c’est plus que raisonnable, on a tort de ne pas y revenir plus souvent ; hélas ! c’est bien le prix d’une assiette.

A part les assiettes, rien ne vous parle vraiment. Pour être vieux, c’est vieux, mais c’est le passé, un passé qui n’évoque rien. Même chez les grands-parents, on ne connaissait pas. C’est une mise en scène de décorateurs, de journalistes, tous des artistes loin de chez eux.

Tandis que cette famille de brocanteurs qui, à longueur de dimanche, casse la croûte, on la connaît bien. Ils sont d’ici. Au milieu d’un bric-à-brac de buffets, tables, fauteuils, vieilles lampes, bouteilles et bocaux, sur un vieux gaz à l’émail enfoui sous la graisse brûlée mijote un ragoût qui embaume.

On s’installerait bien, les coudes sur la toilé cirée, pour partager un verre de vin rouge et le sauté d’agneau. Ils ne font pas de l’art, ils chinent et ils vendent. Ils mangent aussi, et du bon.

…..

Pour le prix d’une brioche, on n’achète plus rien depuis longtemps à la brocante. Qu’un pot de confitures d’avant-guerre vous paraisse surestimé, on vous gratifiera d’un sourire crispé et d’un regard méprisant.

….

Qu’un certain bon sens vous fasse éclater de rire devant un pot qui ne tient plus que par l’étiquette où vous lisez le prix, vous êtes grillé à tout jamais. Ne poussez pas la discussion, on ne vous écoutera plus. C’est cher, car c’est rare. Celui-ci cassera bien vite, ce sera plus rare encore ! Ce métier a des valeurs sûres, mieux vaut ne point s’en éloigner.

Olga Manguin, Nil éditions.

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