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L’Emil(e) et les deux Simone

Simone Boué est morte en 1997, soit deux ans après Emil Cioran dont elle partageait la vie. De leur vivant, elle avait fait don des papiers de l’illustre écrivain à l’université de Paris, étant entendu que ceux-ci seraient affectés à la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, très riche fonds d’archives.

Des années passent, jusqu’à ce qu’un catalogue de l’étude Wapler, commissaire-priseur à Paris, annonce pour le 2 décembre 2005 dans la salle 7 à l’hôtel Drouot une vente particulièrement attrayante de manuscrits littéraires. Parmi ceux-ci, Cioran : et rien moins que douze cahiers contenant cinq versions de son chef-d’oeuvre, De l’inconvénient d’être né, dix-huit cahiers constituant son journal intime et intellectuel, quatre cahiers de travail qui ont donné Ecartèlement, trois autres dans les pages desquelles est né Aveux et anathèmes… Estimation : entre 120000 et 150000 euros. Mais deux heures avant le début des enchères, la cour d’appel suspend la vente du lot Cioran. La chancellerie des universités de Paris s’estime propriétaire de ces cahiers dont elle vient de découvrir l’existence dans La Gazette de Drouot, alertée par Yannick Guillou, l’éditeur de Cioran chez Gallimard. Sauf qu’ils ont déjà un propriétaire : la personne qui les a vraiment découverts (selon le principe juridique bien établi : le découvreur d’un trésor est son inventeur et donc son propriétaire), la deuxième Simone.

Paris, octobre 1997. Appartement des Cioran, 21 rue de l’Odéon. Un logement modeste et exigu (deux chambres de bonne mansardées dont on a dû abattre la cloison). Sont présents Henri Boué, frère de Simone qui vient de décéder et son légataire universel, Jean-Sébastien Dupuit, directeur du Livre et de la lecture au ministère de la culture, Yannick Guillou, représentant l’éditeur Gallimard qui a un droit moral sur l’oeuvre de l’auteur, un notaire. Dans l’appartement : quelques tables, des kilims, une radiocassette, des lampes, une télévision, des éléments de cuisine… La prisée, qui tient en un peu plus de deux pages, est évaluée à 7600 euros.

Peu après, le légataire et le commissaire-priseur font appel à une entreprise de débarras. C’est là qu’intervient Simone Baulez, une brocanteuse des puces de Montreuil, qualifiée durant les audiences judiciaires de « pucière » et de « chiffonière ». Peu lui importe. Une professionnelle en tout cas qui, lorsqu’elle travaillait pour les Domaines, débarassait près de quatre cents appartements par an. Avec son gendre et son chauffeur, elle embarque tout ce qu’elle trouve : les manuscrits (les 37 cahiers Gibert Jeune et Oxford à spirale), les papiers divers, les livres, un beau buste en plâtre non signé de Cioran (qui trouvera preneur à Drouot à 1500 euros), un bureau.

Le poète et conservateur Yves Peyré, directeur de la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, n’était pas officiellement présent le jour de l’inventaire puisqu’il n’est pas mentionné sur le procès-verbal. Il s’était pourtant joint au petit groupe à la demande de M. Boué :  » C’est incompréhensible. J’y ai passé trois jours et je n’ai rien vu car il n’y avait rien de cela, ni le buste ni les cahiers. J’ai souvent dîné chez les Cioran que je connaissais bien […] Au moment de l’inventaire, j’ai évidemment fouillé partout, j’ai même soulevé des lattes du parquet. Rien. Y aurait-il eu une cache inaccessible à d’autres qu’à des déménageurs professionnels ? « . De son côté, Simone Baulez est formelle :  » Les cahiers étaient dispersés en vrac, par terre « . Jean-Sébastien Dupuit, l’envoyé du ministère de la culture sur les lieux, est formel aussi :  » Tout était très bien rangé « . Ce que confirme l’homme de Gallimard, Yannick Guillou. Alors ?

Curieusement, l’inventaire mentionne bien des étagères mais aucun livre. Pourtant Yves Peyré reconnaît avoir emporté ce jour-là à la bibliothèque Jacques-Doucet  » un certain nombre  » de volumes dédicacés à Cioran et par lui annotés, ne laissant que des ouvrages de Cioran dont la bibliothèque possédait déjà des exemplaires, petits restes que Simone Baulez dit avoir emportés, de même qu’un carton à dessins et des tableaux qui ne figurent d’ailleurs pas davantage à l’inventaire. Autre bizarrerie : le bureau.  » Le bureau de Cioran est dans mon magasin aux puces, assure Simone. Dans l’inventaire, ils appellent ça une « commode », moi je veux bien ! C’est un Louis-Philippe facile à identifier « . A quoi Yves Peyré rétorque :  » Impossible : nous avons emporté le bureau de Cioran, il est chez nous à la bibliothèque. Tous ses amis savent bien qu’il écrivait sur une simple petite table et que le beau bureau était celui de sa compagne « . Devra-t-on lancer une enquête pour prouver qu’un écrivain demeuré à l’ère préinformatique, de surcroît assez détaché des choses d’ici-bas, peut écrire indistinctement sur deux bureaux à la fois ?

Yannick Guillou le premier convient maintenant que sans Simone (Baulez)  » ces manuscripts seraient perdus corps et biens « . Mais comment les a-t-elle trouvés ? Cioran  » interdisait à Simone (Boué) d’entrer dans sa chambre, rappelle M. Guillou. Il a très bien pu entreposer des choses à la cave dans son dos « . L’éditeur de l’écrivain, qui a souvent dîné chez les Cioran, se souvient que la cave contenait du vin et d’autres choses indistinctes car l’électricité ne fonctionnait pas. L’inventaire est d’ailleurs très bref à ce sujet :  » Dans la cave, un lit de débarras ne méritant pas description « . Et si l’un des déménageurs, chargé de vider la cave, avait porté tout son contenu dans des cartons qu’il avait vidés sur le plancher de l’appartement au cinquième étage, ramenant ainsi à la lumière du jour les précieux manuscrits et le buste dont nul ne connaissait l’existence depuis que l’écrivain les avait planqués entre de bonnes bouteilles ?

(Ce texte est un condensé de l’article de Pierre Assouline, Cioran bouge encore, paru dans le numéro 99 du Monde 2, 7-13 janvier 2006).

En attendant le verdict tout proche, un autre article sur Simone B. (laquelle des deux ?) :

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Commentaire (1)

  1. A l’évidence, seule la brocanteuse/pucière/chiffonnière a fait correctement son travail.
    Ce n’est pas étonnant, on s’attarde plus facilement dans des boiseries dorées à la feuille, que dans un appartement ordinaire.

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